Arrêtez de nous dire d’écrire de mauvais premiers jets!
Mes astuces pour corriger une page blanche
Alors que je me lance dans une année d’écriture ambitieuse, sans concession, « écris un mauvais premier jet » est l’un de ces poncifs que je ne peux plus voir en peinture.
Il se décline aussi sous des formes légèrement plus subtiles : « finis ton premier jet avant de le corriger », « on ne peut pas corriger une page blanche » ou « c’est normal que ton premier jet soit mauvais ». L’idée derrière est la même.
En général, les personnes qui répètent ce conseil usé jusqu’à la corde ne pensent pas à mal, au contraire. Elles évoquent ce qui leur a servi, elles décrivent leur processus, et s’imaginent aussi parfois rassurer des débutant·es inquiet·es de ne pas parvenir à leurs fins.
Cependant, de la part de quelqu’un qui n’a plus publié pendant six ans et a même fini en burnout créatif à force d’écrire même quand c’était mauvais, de vouloir « finir d’abord, corriger après »… je vous implore de faire preuve de davantage de réserve, de prudence, d’humilité.
Le problème n’est pas de proposer cette possibilité ni, évidemment, de partager son propre processus. J’adore découvrir comment travaillent les autres écrivain·es! Le problème, c’est lorsque cette façon spécifique d’aborder l’écriture est présentée comme une évidence universelle, la seule susceptible de donner des résultats, celle de tout·e auteur·ice professionnel·le ou qui veut vivre de sa plume, etc.
Le problème, c’est quand elle devient un lieu commun, quasiment un proverbe, et qu’il semble n’y avoir aucune alternative.
Or, ce conseil, qui peut être très bon si c’est là effectivement ton processus, est franchement mauvais, voire destructeur, si ce n’est pas ton processus.
Tu l’as compris, ce n’est clairement pas le mien.
À ce jour, j’ai identifié deux raisons principales pour lesquelles je n’arrive pas à travailler ainsi — à partir d’un mauvais premier jet.
La façon dont mon cerveau fonctionne
La première, qui infuse l’intégralité de mon processus, c’est que j’ai besoin de beaucoup de clarté, de précision et de certitude à toutes les étapes pour imaginer mon récit. Je vois ce dernier un peu comme une immense toile d’araignée, ou un immense réseau où tous les éléments doivent être interconnectés de façon logique et cohérente.
Or, quand on parle de « mauvais premier jet » qu’on va pouvoir réviser dans un second temps, il ne s’agit pas tant d’un véritable jugement de valeur que d’une admission que ce qui a été écrit est sujet à modification. En d’autres termes, c’est soit approximatif et vague, soit carrément faux.
Et ça… ça me bloque. Pas à un niveau psychologique, parce que je serais victime d’un perfectionnisme de mauvais aloi, mais à un niveau « bêtement » créatif. Parce que ma créativité, et notamment mon processus de création de récits fictifs fonctionne par inférences, par extrapolations, par connexions. J’ai donc besoin de points de départ fixes, exacts et certains, et non pas flous et branlants.
Dans la vraie vie, plus on se projette loin dans le futur, plus les prédictions sont incertaines, car elles s’appuient sur des « faits » de plus en plus spéculatifs. À titre d’exemple, il est plus difficile de prédire à quoi ressemblera notre vie dans dix ans que demain. Parce que l’arbre des possibles contient de plus en plus de branches.
Quand j’écris un roman, je progresse dans cet arbre des possibles en suivant la dernière décision qui a été prise. Et écrire un mauvais premier jet, c’est décréter que toutes ces décisions peuvent être remises en question à posteriori. Comment avancer dans ces conditions, si rien n’est stable ni sûr?
Ce qui me fait me sentir bien
La seconde raison est davantage psychologique : j’aime me sentir compétente.
Je crois que tous les humains ont ce besoin à un certain degré. Après tout, on reconnaît par ex que l’échec scolaire peut avoir un effet de cercle vicieux : moins on réussit, moins on se croit capable de réussir, et donc on décroche de ce qui nous semble être une impasse ou une perte de temps.
Par ailleurs, dernièrement, j’ai l’impression d’un mouvement dans la communauté littéraire vers une revalorisation du plaisir, de la joie d’écrire. On a compris que vivre de l’écriture était, au mieux, un effort de très longue haleine (et, au pire, un mirage); aussi, on se recentre sur nos motivations profondes pour éviter de se brûler ou de se décourager.
C’est très bien, mais c’est aussi un exemple parfait d’hypocrisie ou de dissonance cognitive selon moi : d’un côté, on nous dit qu’il faudrait suivre son plaisir, procéder à sa façon… mais, de l’autre, on continue en toute impunité à propager l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule façon d’écrire (ou, du moins, de réussir comme écrivain·e) : écrire de la merde et se trouver nul à chier. Puisqu’on nous dit que c’est « normal », que c’est un passage obligé (celui du premier jet), etc.
Il y a peut-être un problème de pensée en noir et blanc derrière tout ça : si on n’accepte pas passivement d’être mauvais, on se fait facilement accuser de rechercher la perfection, et surtout de la rechercher du premier coup. Alors qu’il n’en est rien.
Pour ma part, je n’ai pas besoin que ce soit facile, je n’ai pas besoin de tout réussir immédiatement, et je n’ai surtout pas besoin que ce soit rapide. Mais j’ai besoin qu’on me laisse le droit de trouver le bon chemin, la bonne réponse, la bonne formulation. Parce que je sais que mon cerveau peut les trouver, si on lui en laisse le temps et la liberté, et ces petits « eurêka » constituent pour moi la joie, le plaisir même d’écrire.
Ce ne sera pas forcément le cas de tout le monde, je le conçois; mais je suis du type 5 dans l’ennéagramme, pour celleux à qui ça parlerait — notre désir de base est la compétence.
Mon processus
Tout cela étant posé, à quoi ressemble concrètement mon processus? Comment est-ce que je fais pour corriger une page blanche?
J’utilise essentiellement trois tactiques qui, combinées, me permettent d’arriver à un bon premier jet — ou, en tout cas, d’éviter le mauvais premier jet, qui est un cul-de-sac absolu pour moi.
On pourrait soutenir que mon premier jet n’en est pas vraiment un; en vérité, que je n’utilise tout simplement pas la méthode des jets successifs. Mon processus est plus holistique et plus chaotique que ça. Je travaille tous les aspects du manuscrit à la fois, en permanence, et c’est ce gigantesque et ininterrompu brassage d’idées, de concepts et de mots qui finit, un beau jour, par accoucher d’un roman terminé.
Ma première tactique, c’est de composer mes scènes dans ma tête.
En général, à ce stade, je travaille surtout la narration, le storytelling, à savoir : qu’est-ce que je veux raconter, mentionner, comment et pourquoi? Je cherche l’accroche qui va faire plonger lea lecteur·rice dans ma scène, puis je déroule le fil pour m’assurer de l’enchaînement logique des idées, des arguments. Et le plus dur pour moi : trouver la chute qui va propulser lea lecteur·ice vers la suite.
J’ai mes premières idées de formulation à ce moment-là, mais elles sont rarement précieuses. Il m’arrive de les oublier, et j’ai aussi la manie de penser en anglais (mon mari est anglophone et je lis principalement en anglais), donc, même quand je trouve un jeu de mots parfait, j’ai l’habitude de devoir le jeter pour en trouver un autre en français, le moment venu.
C’est dans ma tête que j’ai l’impression d’avoir le plus de liberté pour modifier tout ce que je veux. Souvent, je pars sur une accroche qui ne mène pas logiquement là où j’ai envie… ou bien je trouve finalement une scène ennuyeuse, décevante, inutile. Dans ce cas, je n’hésite pas à changer de direction et à recommencer. L’avantage, c’est que je n’ai rien à jeter, rien à effacer. Je n’ai rien perdu.
Ma deuxième tactique, c’est l’écriture à la main au brouillon.
Cette étape a plusieurs fonctions : d’abord, noter la scène que je viens d’imaginer dans ma tête pour ne pas risquer de l’oublier. Ensuite, je n’ai pas toujours le temps d’écrire à l’ordinateur, mais j’ai généralement le temps d’écrire à la main, car c’est beaucoup plus rapide (2 à 4 fois plus rapide + je ne suis pas obligée d’être dans mon bureau, devant mon ordinateur allumé).
Enfin, écrire « pour de vrai » me donne un recul, une objectivité que je n’ai pas toujours tant que l’idée est uniquement dans ma tête. Il n’est pas rare que je m’aperçoive d’incohérences ou de trous qui m’avaient échappé, et j’arrive donc ainsi à une version plus aboutie et complète de la scène. Par contre, je ne cherche toujours pas la bonne formulation, juste à fixer le fond.

On pourrait dire que c’est là mon vrai premier jet, mais je pense que ce serait appliquer à ma réalité un concept qui n’y est pas adapté. Déjà, je n’écris pas tout à la main. Parfois, ça passe directement de ma tête à l’ordinateur — il m’arrive même d’improviser directement à l’ordinateur, quand je suis particulièrement inspirée.
De plus, je suis incapable d’écrire tout un roman au brouillon avant de le taper à l’ordi. J’ai besoin de la version propre tapuscrite, « finale » (c’est-à-dire exacte et certaine) pour pouvoir avancer, même juste dans ma tête. Ce brouillon est une aide que j’utilise au fil de ma progression; ce n’est pas une étape préalable, ce n’est pas un jet zéro ni un « fast draft ».
Ma dernière tactique, enfin, est la structure en trois actes.
Je ne fais pas de plan pour une raison qui doit à présent être évidente (un plan, c’est encore plus schématique et approximatif qu’un mauvais premier jet — qu’est-ce que je pourrais bien en faire?).
Mais, de ce fait, j’ai longtemps eu du mal à créer des intrigues lisibles au milieu de l’éventail foisonnant des possibles généré par mon cerveau. Si j’ai de la facilité à créer de la cohérence au niveau micro — plutôt en ce qui concerne les actions et réactions des personnages et les détails quotidiens de l’univers, donc —, j’ai tendance à me perdre au niveau macro. Dans quelle direction aller? Dans quel ordre? À quel rythme? (Tout ce qui se passe hors champ me pose aussi des problèmes.)
Puis j’ai découvert la structure en trois actes, juste assez directive et juste assez abstraite pour que je puisse m’y référer au fur et à mesure que j’écris.
Je découpe également mes récits en unités — chapitres, ou parfois épisodes — qui me servent à me situer par rapport aux actes et aux séquences. Par ex, dans un roman à 36 chapitres, le premier et le dernier actes seront constitués de 9 chapitres, et l’acte du milieu, de 18, avec le pivot central à la charnière des chapitres 18-19. Une séquence sera composée d’un à trois chapitres.
Ces trois tactiques me permettent, la plupart du temps, de ne pas me mettre à écrire avant d’être pas mal certaine que ce que je vais écrire est bon et pourra être gardé quasi tel quel.
Est-ce que ça marche à tous les coups? Non, bien sûr. J’ai plusieurs passages par roman avec trois, quatre, cinq versions dans l’ordinateur. Mais imagine si je n’essayais même pas! Ce serait bien pire.
D’ailleurs, je peux te le confirmer : pendant la phase maudite où j’ai tenté d’avancer coûte que coûte, sans me soucier que ce soit mauvais, j’ai allègrement dépassé les vingt versions d’un même roman (toujours pas terminé à ce jour)… Car ma capacité à écrire de la merde n’a aucune limite, si je n’y mets pas délibérément un frein.
Et, ce qui est sûr, c’est que c’est plus facile et efficace pour moi de rectifier le tir alors que je suis au milieu du roman qu’une fois qu’il est terminé. Je reviens à la métaphore de la toile d’araignée : plus tu continues à construire autour, en t’appuyant sur une erreur, plus il sera complexe et délicat ensuite de venir corriger ladite erreur, qui aura contaminé toute la suite. Comme pour un cancer, mieux vaut déceler et traiter l’anomalie le plus tôt possible, avant qu’elle ne s’étende…
Ça te soulage ou ça te stresse, de savoir tout ça? (Si ton processus est très différent du mien, je peux comprendre que ça te stresse, tout comme l’idée d’un mauvais premier jet fait sacrément monter mes niveaux de cortisol…) T’es-tu déjà sentie contraint·e de devoir en passer par un mauvais premier jet, parce que faire un plan ne te convenait pas non plus?
Je n’ai évidemment fait que survoler chacune des tactiques; si tu aimerais que j’approfondisse l’une ou l’autre, n’hésite pas à me le faire savoir! 😊
J'ai trouvé cette NL fascinante. Je suis partisane de lâcher du lest, de laisser l'écriture vivre, de ne penser qu'à soi au moment du premier jet, de ne pas s'occuper de "est-ce lisible ?" ou "est-ce que ça plaira". La vérité est que je n'avais jamais envisagé que ça puisse être douloureux de créer l'imperfection. Alors, merci de m'avoir ouvert les yeux. Je pense que ta réflexion va tourner dans ma tête pendant un moment, pour finalement m'inspirer un article. ♥
MERCI ! Enfin quelqu'un qui dit que les premiers jets n'ont pas forcément à être mauvais. J'adore la phase de premier jet et même si je sais qu'ils ne sont pas parfaits, je les travaille à fond pour en être satisfaite, donc j'estime qu'ils ne sont pas mauvais. Toute ta lettre est très intéressante, merci pour ce partage !